La flexibilité du marché du travail s’est sensiblement accrue au cours des dernières décennies : les emplois précarisés se sont multipliés et diversifiés. Des postes de travail auparavant protégés (par exemple dans les fonctions publiques) ont vu leur statut s’affaiblir. Le développement des emplois non standard s’accompagne d’un débat sur la contribution des marchés du travail flexibles au maintien de la compétitivité d’une part, et à la lutte contre le chômage d’autre part : en même temps que les entreprises trouvent dans les contrats de travail atypiques le moyen de mieux maîtriser l’adaptation aux évolutions économiques et technologiques, l’emploi non standard est censé faciliter l’insertion dans le marché du travail de certains groupes de salariés « en difficulté » : actifs faiblement qualifiés, jeunes à la recherche d’un premier emploi, chômeurs de longue durée, femmes.
Les organisations syndicales, dans les pays à l’économie développée, ont joué un rôle moteur dans la construction des compromis sociaux qui reconnaissent aux salariés un droit à la sécurité de l’emploi. Elles doivent leur légitimité sociale dans une mesure non mineure à cette capacité normative qui, avec l’emploi lui-même, vient sécuriser la sphère hors travail des salariés. Les édifices normatifs légaux et conventionnels tendent à faire de l’emploi stable une référence centrale et lui dédient de nombreux mécanismes protecteurs. Les systèmes de protection sociale d’après-guerre sont bâtis sur la notion du contrat de travail pérenne offrant une relative sécurité quant à la continuité des revenus du travail.
Comment les syndicalismes composent-ils avec l’érosion des normes sociétales qui font de l’emploi standard un élément porteur de la structure sociale ? L’élan vertueux est-il rompu, qui permettait aux protections acquises dans les espaces les plus sécurisés de s’étendre aux groupes salariés plus fragiles ? La représentation syndicale atteint-elle (et cherche-t-elle à atteindre) les salarié(e)s précarisé(e)s ; est-elle en mesure de se saisir de leurs préoccupations « atypiques » – ou observe-t-on au contraire un clivage grandissant entre les salariés protégés et leurs collègues de travail plus précaires, les uns plus « naturellement » syndiqués que les autres ? Quelles sont les incidences de la dérégulation des marchés du travail sur la place des syndicats dans la société ? La répartition des champs de compétences revenant respectivement aux syndicats et au pouvoir politique s’en trouve-t-elle affectée ?
Ce numéro spécial de la Chronique internationale de l’IRES cherche à démêler quelques-unes de ces questions en retraçant dans quelques pays – européens pour la plupart, et tous à l’économie anciennement développée – les débats sur la sécurisation et sur l’insécurisation de l’emploi. Neuf études nationales sont proposées ; les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis, le Japon forment le panel des pays retenus. Ces pays ont, au cours de longues histoires, élaboré des normes de l’emploi très diversifiées. La déstructuration de l’emploi « normal » ne les frappe pas de la même manière et les syndicats apportent des réponses différenciées aux demandes de flexibilité et de sécurité.
Deux articles de synthèse cherchent à dégager des interrogations transversales. La diversité des approches de la précarité est mise en lumière dans l’article de Carole Tuchszirer. Si le concept de précarité de l’emploi est loin de constituer une catégorie homogène, des tendances convergentes se font jour, qui pointent l’érosion des normes antérieures de sécurisation de l’emploi. Les garanties longtemps assurées par les systèmes de relations professionnelles et/ou des régimes de protection sociale tendent à se rétracter ; les trajectoires professionnelles s’en trouvent de plus en plus chahutées en même temps que les salariés fragilisés sur le marché du travail s’exposent davantage au risque de devenir des travailleurs pauvres.
L’article d’introduction de Christian Dufour et d’Adelheid Hege s’interroge sur l’enjeu que représentent pour les organisations syndicales l’évolution et la maîtrise des garanties d’emploi. Inégalement touchés par l’érosion des normes d’emploi, les syndicalismes n’en redoutent pas moins la déstabilisation de leur statut sociétal à travers cette question, et l’abandon au système politique de certaines de leurs prérogatives. Ce n’est pas tant l’ampleur de la rétraction de l’emploi standard qui est en question ; celui-ci reste souvent la forme d’emploi prédominante. La dualisation des conditions d’accès à des parcours professionnels et sociaux sécurisés pointe en creux la difficulté des syndicalismes à pérenniser, à partir de bases renouvelées, le rôle d’acteur moteur de l’intégration sociale des groupes composites du salariat. Pour l’instant, groupes (historiquement) syndiqués et groupes précarisés ne s’allient guère et la question est de savoir si, et dans quelles conditions, les seconds peuvent trouver leur place dans le jeu des solidarités largement façonné par les premiers.