Si les femmes japonaises ont de tous temps travaillé dans les champs, le développement accéléré de l’économie les a fait revenir à la maison. Cette « juste » répartition des tâches entre les conjoints (ou yakuwari bungyô) faisait de la femme la gardienne du foyer, formatée à l’aune du concept confucéen de la bonne épouse et de la mère avisée (ryôsai kenbô). L’éclatement de la bulle économique a bouleversé cet équilibre qui reposait sur l’assurance de facto de l’emploi à vie (shûshin koyô) et de la promotion à l’ancienneté (nenkô joretsu).
Avec la baisse des naissances et le vieillissement de la population, le gouvernement actuel n’a de cesse de faire revenir les femmes sur le marché du travail, mais le manque d’infrastructures pour accueillir la petite enfance joint à l’idée bien ancrée que c’est au breadwinner d’entretenir sa famille fait que les mentalités ont du mal à évoluer.
Les femmes japonaises ont toujours travaillé dans les champs. C’est ce que Tanaka Kimiko ne manque pas de rappeler dans Théories éducatives des femmes actives1. Si l’infanticide était préféré à l’avortement, c’est bien parce qu’il mettait moins à risque le corps d’une main-d’œuvre dont la maisonnée ne pouvait se passer (Jolivet, 2004). Celles qui appartenaient à la classe des marchands remplissaient aussi un rôle déterminant dans la boutique comme dans l’intendance d’une demeure qui nourrissait et abritait souvent aussi ses employés. Elles ne ménageaient pas non plus leurs efforts pour entretenir des relations de bon voisinage avec les clients habituels ou potentiels.
Les femmes au service de l’économie japonaise
Ce n’est qu’au moment du développement accéléré de l’économie 2 (1950-1970) que les femmes se sont retrouvées gardiennes du foyer. Leur aspiration à fonder une famille nucléaire en se mariant avec un col blanc était résumée par le slogan : « kâ tsuki, ie tsuki, baba nuki » (une voiture, une maison, mais sans la vieille [belle-mère] !).
Une inégale répartition des tâches peu contestée
On ne répètera jamais assez que c’est en œuvrant dans les coulisses, en déchargeant les hommes de toutes les tâches matérielles, que les femmes ont eu largement leur part dans le développement accéléré de l’économie. Cette génération d’hommes – surnommés « economic animals » – aurait été bien en peine de dire où se trouvaient rangés les vêtements qu’ils enfilaient automatiquement le matin pour aller travailler. La relation de codépendance était totale puisque les femmes étaient tributaires du salaire de leur mari qui leur était intégralement remis en espèces dans une enveloppe. À elles d’investir et surtout d’économiser pour honorer les traites ou donner à leurs enfants les meilleures chances de réussite. La maison tournait autour du concept confucéen de la bonne épouse et de la mère avisée (ryôsai kenbô). C’était l’illustration même de la « juste » répartition des rôles entre les conjoints ou « seibetsu yakuwari bungyô », du reste fort peu contestée.
Le rôle de « sengyô shufu » (si bien traduit en anglais par « professional housewife 3») était envié, une femme de col blanc ayant des revenus assurés et réguliers, et même si tous les travailleurs étaient loin d’en bénéficier, les deux axes du système reposaient alors sur l’emploi à vie (ou shûshin koyô) et sur la promotion à l’ancienneté (nenkô joretsu), du moins jusqu’à l’éclatement de la bulle spéculative en 1990.
La plupart des femmes se faisaient une raison et trouvaient un modus vivendi autour de l’absence de leur conjoint, souvent muté pendant de longues années loin de sa famille, qui ne suivait pas pour ne pas porter préjudice aux enfants en les changeant d’école. Les plus fragiles supportaient moins bien cette vie de mère célibataire de facto. C’est à cette époque qu’est apparu le terme de « kitchen drinkers » pour désigner celles qui noyaient leur solitude dans l’alcool. Le journaliste de terrain Saitô Shigeo a enquêté sur l’abandon moral de ces femmes, qui pouvait se traduire aussi bien par la dépression que par des achats compulsifs (Saitô, 1982 ; 1991). Ses reportages posent la question du prix payé par les familles immolées au service du développement économique de la Nation.
L’ensemble de la société restait néanmoins convaincue que la place des hommes était au travail tandis que celle des femmes était à la maison. Le graphique 1 montre l’approbation massive (72,5 %) de cette « juste » répartition des tâches entre les conjoints en 1978, et si depuis 2002 les avis semblent partagés, un retour vers les idées traditionnelles a refait surface en 2014.
Les femmes contestent encore peu l’idée que mieux vaut qu’elles arrêtent de travailler pour se consacrer corps et âme à leurs enfants. C’est ce qu’indique la fameuse courbe en M du graphique 2, qui révèle que 60 % des femmes font encore ce choix (70 % en 2007).
Même si le plateau d’arrêt a été considérablement réduit au cours des 26 dernières années, le graphique 2 confirme le ralentissement de la baisse du taux d’activité des femmes au moment des naissances. Le déplacement du plateau d’arrêt des 25-34 ans (1975) vers les 34-39 ans (2011) coïncide avec la hausse de l’âge des mariages (29,3 ans pour les femmes en 2013, contre 24,7 ans en 1975) 4 ainsi que des premières naissances (30,4 ans en 2013, 25,7 en 1975).
L’apprentissage du « vrai » métier
Dans les années 1970, les employeurs s’attendaient à ce que les femmes arrêtent de travailler à l’occasion de leur mariage. À cette époque, la fonction in fine des « Office Ladies » (OL) était d’être des épouses potentielles pour les travailleurs qui n’avaient guère le temps de tomber amoureux. Triées sur le volet, Brian Mc Veigh montre bien comment les écoles qui les formaient leur apprenaient aussi les bonnes manières 5. C’est ainsi que les mariages entre salariés de la même entreprise (shanai kekkon) en sont venus peu à peu à remplacer les mariages arrangés (miai kekkon) 6. Ce « happy end », qui avait pour nom kotobuki taisha, était une manière élégante de faire tourner la main-d’œuvre jeune et bon marché. La fameuse tape sur l’épaule (kata tataki) rappelait aux plus âgées qu’il était temps qu’elles donnent aussi leur démission. Le mariage étant alors considéré comme le bonheur des femmes, ces dernières optaient sans trop de résistance pour cet autre emploi à plein temps qui consistait à mettre des enfants au monde et à les placer sur les rails du succès.
Après dix ans d’absence du monde du travail et lorsque le deuxième et dernier enfant entrait à l’école primaire, elles reprenaient souvent un emploi à mi-temps tout en faisant bien attention à ne pas avoir de revenus imposables (jusqu’à 1,3 million de yens ou 9 694 euros à l’heure actuelle), qui leur ôteraient le bénéfice de l’assurance maladie de leur conjoint, sans parler de l’exonération d’impôts à laquelle donne droit le statut de dépendant 7. Ceci est toujours valable dans la mesure où les 60 % de femmes qui ont arrêté de travailler à l’occasion de la naissance de leur premier enfant ne peuvent en général réintégrer le monde du travail qu’en tant que permatemp 8 (hiseiki shain) ou à temps partiel (pâto, pour part-time).
Le graphique 3 met bien en évidence l’augmentation du travail non régulier (colonne de droite) pour les femmes au fur et à mesure qu’elles réintègrent le monde du travail (entre 35 et 45 ans).
La situation des hommes figure dans le graphique 3 bis. Quelle que soit la tranche d’âge considérée, ces derniers sont moins concernés par le permatemps que les femmes.
Nous reviendrons sur les horaires de travail, mais il convient de préciser qu’un mi-temps au Japon correspond en gros aux horaires d’un plein temps en France.
La loi sur l’égalité des chances au travail 9
Cette loi que le Japon s’est senti obligé de voter en 1985 10 donnait aux femmes les mêmes chances d’emploi qu’aux hommes (même salaire, même responsabilités, mêmes chances de promotion et mêmes obligations). C’est sans doute là que le bât blesse car les femmes se voyaient dispensées de quelques avantages auxquels elles tenaient (exemption du travail de nuit, congés en cas de règles douloureuses). Travailler « comme un homme » impliquait de travailler jusqu’à 60 heures par semaine en cas de nécessité.
À côté du circuit élitiste qui consiste à être embauchée en CDI (ou sôgô shoku), réservé aux femmes diplômées de l’université 11, coexistait la deuxième voie (ou ippan shoku) qui leur était proposée jadis pour les travaux de secrétariat. Elles disposaient donc de deux voies (kôsu betsu), alors que les hommes ont toujours été embauchés d’emblée en sôgô shoku.
Les déceptions furent réciproques. Dans un document intitulé. « Ce n’est pas ainsi que cela devait/aurait dû se passer ! » (Working Women Kenkyûsho Sôgôshoku kenkyûkai, 1993), 300 jeunes filles employées en tant que sôgô shoku témoignaient déjà en 1993 des dures réalités de leurs conditions de travail. Cause ou conséquence, elles continuent à quitter majoritairement leur entreprise à l’occasion d’une naissance, ce qui renforce les préjugés à leur égard.
Comme les femmes gagnent toujours en moyenne 67 à 70 % de ce que gagnent les hommes, on peut considérer que le système en place contribue au maintien du statu quo, à quoi s’ajoute la longue liste d’attente pour faire admettre son enfant à la crèche (22 741 enfants, dont 12 000 à Tokyo en 2013). Le plan Abe promet de couvrir à 100 % la garde des enfants en bas âge d’ici 2018. L’avenir nous dira si cette promesse pourra être tenue.
Devancer le matahara ou « maternity harassment » : le cas d’Osakabe Sayaka
En 2013, 3 300 femmes se plaignaient d’avoir été victimes de harcèlement relatif à la maternité. En 2015, 16 % des femmes, soit un sixième, disent avoir été victimes de ce fléau. Osakabe Sayaka en est une triste illustration. Responsable des relations publiques dans un grand groupe, elle accuse l’entreprise qui l’a licenciée d’être responsable de ses deux fausses couches, imputables au rythme de travail inhumain auquel elle a été soumise. Quand elle est revenue au travail après sa deuxième fausse couche, son employeur lui a demandé si elle avait repris des relations sexuelles 12. Attaquer son employeur en justice lui aura valu une lettre d’excuse plate et une compensation dérisoire. Sa triste expérience lui a donné l’idée de créer l’ONG Matahara.net qui donne la parole aux autres victimes de ce fléau national. Piètre consolation, Michelle Obama lui a octroyé le prix international des femmes courageuses qui se sont illustrées d’une manière exceptionnelle pour la défense des droits de l’homme, l’égalité des femmes et le progrès social. À 37 ans, elle désespère pourtant d’arriver à être mère un jour. Dans l’histoire, elle aura perdu son travail et deux chances de devenir mère à 34 et 35 ans.
Parmi les multiples témoignages qu’elle a reçus, elle cite le cas d’une infirmière victime de seku hara (harcèlement sexuel) et de pawâ hara (harcèlement hiérarchique), qui a dû « s’excuser » d’être enceinte pour la troisième fois et s’engager (par écrit) à ne plus jamais recommencer.
Des femmes qui « brillent » : l’objectif affiché du plan « Womenomics » d’Abe
Comment dans un tel contexte les femmes pourraient-elles « briller », comme le souhaite le Premier ministre Abe dans son plan baptisé « Women-omics » présenté en 2014 ? Il a pour objectif de voir accéder 30 % des femmes à des postes à responsabilité d’ici 2020 (environ 12 % à l’heure actuelle). La plupart des Japonaises attribuent cette rhétorique au désir de faire bonne figure en montrant que le Japon « fait des efforts » pour promouvoir l’égalité. Le plus triste est que les hommes sont loin d’être les seuls à brimer ces femmes censées « déranger » l’égalitarisme en place dans les bureaux. En bénéficiant de certains avantages comme les congés maternité (six semaines avant et huit semaines après une naissance avec 67 % du salaire perçu), ou d’un congé parental d’un an (optionnel et sans solde), il est clair que les autres salariées ne voient pas d’un bon œil le surcroît de travail que cela ne manque pas d’ajouter à leur charge quotidienne.
Le plan Abe vise par ailleurs à encourager les femmes (de 25 à 44 ans) à rester dans la vie active, en faisant progresser le taux d’activité de 68 % en 2012 à 73 % en 2020, et souhaite qu’en 2020, 55 % des femmes reviennent sur le marché du travail après avoir mis au monde leur premier enfant (38 % en 2010). Pour y parvenir, il promet de créer suffisamment de crèches pour répondre à la demande. Enfin, les pères seraient encouragés à prendre un congé parental, l’objectif étant de passer de 2,6 % en 2011 à 13 % en 2020. En 2012, le congé parental avait été pris par 1,89 % de pères et 83,6 % de mères, mais il est triste de constater que les pères parlent eux aussi de « pata hara » (pour harcèlement paternel). Une enquête de la grande maison de publicité Hakuhôdo effectuée en juin 2015 révèle que 80 % des hommes souhaiteraient prendre un congé parental, mais 45 % pensent que cela ne sera sans doute pas possible, car cela dérangerait leurs collègues et compromettrait leur carrière en donnant l’impression qu’ils donnent la priorité à leur famille. Une étude du ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale révèle d’ailleurs que 81,3 % des pères qui ont pris un congé parental en 2012 l’ont fait moins d’un mois (7,2 % entre un et trois mois et 6,2 % plus de trois mois).
Une lueur d’espoir apparaît malgré tout, face au manque de main-d’œuvre qui se profile à l’horizon. Actuellement, 26 % de la population a plus de 65 ans (10 % plus de 80 ans) et si l’indice de fécondité (retombé à 1,42 en 2014 13) n’augmente pas, on prévoit qu’en 2060 les plus de 65 ans représenteront 40 % de la population et les plus de 75 ans 27 %, la population passant de 127 à 87 millions durant le même laps de temps. Le manque de main-d’œuvre est donc une bombe à retardement, mais comme le Japon n’est pas décidé à ouvrir ses portes à l’immigration, il lui reste à rentabiliser sa main-d’œuvre féminine en lui offrant des passerelles de réinsertion après l’interruption due aux naissances révélée par la courbe en M (graphique 2).
La question de la conciliation indissociable du temps de travail
La récession aidant, la plupart des hommes (63 %) souhaitent que leur femme continue à travailler, et 41,9 % d’entre eux craignent qu’un seul salaire ne soit plus suffisant. Seuls 37 % des travailleurs veulent que leur femme reste à la maison. Or, si 25,3 % de femmes continuent à travailler après avoir eu un enfant (dont 17,1 % après avoir bénéficié d’un congé parental, et 9,7 % sans en avoir bénéficié), 66,5 % ne travaillent plus une fois devenues mères (43,9 % ont donné leur démission pour cause d’accouchement et 24,1 % ne travaillaient pas avant d’être enceinte) 14.
Dans un pays où l’aide ménagère est quasiment introuvable, le nœud du problème réside dans l’impossibilité où se trouvent les hommes à seconder leur femme à la maison. En effet, une étude du ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale évalue la participation quotidienne des pères ayant un ou des enfants de moins de six ans à une petite heure, dont 33 minutes consacrées aux enfants 15, le reste aux travaux ménagers (7 heures 27 pour les femmes, dont 3 heures 09 consacrées aux enfants). Il ressort pourtant des enquêtes que la participation active des pères aux travaux ménagers augmente la probabilité de mettre un deuxième enfant au monde.
Le manque de disponibilité des hommes est avant tout imputable à la durée du travail. Dans une étude comparative sur les heures de travail au Japon et aux États-Unis 16, qui se base sur les statistiques gouvernementales 17, Kuroda Yôko évalue à 59 le nombre d’heures passées chaque semaine par les hommes en dehors de chez eux, dont 52,4 heures sur le lieu de travail et 6,6 heures dans les transports en commun (respectivement 44,6 et 5,4 pour les femmes employées à temps complet 18). Une étude menée par l’entreprise de chasseurs de tête DODA, spécialisée aussi dans l’aide à la réinsertion professionnelle, révèle que 22,05 % des salarié(e)s rentrent en moyenne entre 20 heures et 21 heures, 19,82 % entre 19 heures et 20 heures, 15,03 % entre 21 et 22 heures, 14,37 % entre 18 et 19 heures et 9,99 % entre 22 et 23 heures.
La loi sur les normes de travail (rôdô kijun hô) a beau disposer qu’il est légal de travailler huit heures par jour et 40 heures par semaine, le nombre d’heures supplémentaires réellement effectuées reste flou, pour la bonne raison qu’elles ne sont ni déclarées ni payées quand elles dépassent le contingent admis (cinq heures par jour, 45 heures par mois et 360 heures par an). Un rapide calcul permet de mesurer l’écart qui existe entre ce qui est légal et ce qui admis et pratiqué de facto dans un pays où 85 % des salariés font des heures supplémentaires.
La pratique ancestrale des heures supplémentaires dites « de service », donc « gratuites », a pour nom « sâbisu zangyô » (Kadokura, 2009:chapitre 2). Une enquête du ministère de l’Administration générale, de l’Intérieur et des Postes et Télécommunications sur la main-d’œuvre révèle que 20 % des hommes en CDI entre la fin de la vingtaine et le début de la quarantaine totalisaient plus de 60 heures de travail hebdomadaire. De même, selon une étude du ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale, en l’espace de 30 ans, le nombre d’heures de travail annuel est passé de 2 104 heures à 1 765 heures 19 (soit une diminution de 339 heures). La majorité des salariés (37,8 %) travaille entre huit et neuf heures par jour, 32,2 % moins de huit heures, 15 % entre neuf et dix heures, 7,6 % entre dix et 11 heures 20. Compte tenu du fait que les heures supplémentaires sont rarement déclarées dans leur intégralité, comme nous venons de le voir, il est permis de supposer que les chiffres réels sont bien supérieurs. Dans la coiffure par exemple, il n’est pas rare – du moins dans la capitale – que le nombre d’heures de présence tourne autour de 17 heures par jour 21 (sans pause déjeuner ni dîner), ce qui fait 85 heures de travail hebdomadaire…
Dans ce contexte, beaucoup de femmes de carrière avouent que c’est grâce à l’aide de leur mère ou de leur belle-mère (qui assurent la deuxième garde après la fermeture des crèches) qu’elles ont pu mener de front travail et maternité. Du « baba nuki 22 » , on est donc passé au « baba tsuki 23 », ce qui n’est pas vraiment révolutionnaire. Cela révèle plutôt que les horaires des crèches 24 ne couvrent toujours pas la longueur des heures de travail. Les autres conditions sine qua non sont que lesdites grand-mères ne travaillent pas, soient en forme et se portent volontaires pour s’occuper de leurs petits-enfants.
Comment s’étonner que tous ces facteurs contribuent à pousser les femmes vers ce que les Américains appellent la mommy track 25 ? Un sondage d’opinion révèle que, parmi les six premières conditions avancées par les femmes pour mettre un enfant au monde figurent en effet 26 :
- un environnement professionnel permettant de concilier travail et soins aux enfants (62 %) ;
- une diminution des frais relatifs aux études des enfants (49,8 %) 27 ;
- jouir d’une bonne santé (49,4 %) ;
- avoir un conjoint susceptible de vous épauler pour les soins aux enfants et pour les travaux ménagers (48,9 %) ;
- la garantie d’une place en crèche (48,5 %) ;
- la stabilité professionnelle (38,5 %).
La tolérance sociale ayant ses limites, les naissances hors mariage n’ont quasiment pas bougé ces dernières décennies (graphique 4). De 0,8 % en 1980, on est passé à 2,1 % en 2008, puis à 2,28 % en 2013 (57,4 % en France en 2014). Un mariage sur trois se terminant par un divorce 28, il y aurait à l’heure actuelle un peu moins d’1,5 million de familles monoparentales (1 238 000 foyers constitués d’une mère et de ses enfants, et 223 000 foyers constitués d’un père et de ses enfants). La moitié des femmes qui élèvent seules leurs enfants sont des salariées dites temporaires (hiseiki). Leurs revenus ne dépassent guère 1,81 million de yens par an (13 526 euros), ce qui est loin derrière la moyenne nationale (5,49 millions de yens par an, soit 41 027 euros). C’est ce qui explique en partie qu’un enfant sur six entre dans la catégorie dite des enfants pauvres (« Child Poor 29 ») à l’échelle nationale.
Conclusion
Alors qu’on a pu dire qu’il était exagéré de parler de grève des ventres dans l’ouvrage Un pays en mal d’enfants (Jolivet, 1993), comment nommer autrement le fait qu’en dépit du désir affirmé d’en avoir 30, l’indice de fécondité soit passé de 1,57 en 1989 à 1,46 en 1993 pour redescendre encore à 1,42 en 2014 ? Une enquête de la Japan Pet Food Association nous apprend que le nombre de chats et de chiens enregistrés au Japon (22 millions) est supérieur au nombre d’enfants de moins de 15 ans (17 millions). Faut-il en déduire, comme l’avaient fait les étudiants d’Odile Bourguignon en 1984, que « c’est plus pratique qu’un enfant » 31 ? Le fait est que si on disait autrefois que les enfants étaient choyés comme des animaux de compagnie (kodomo no petto ka), l’expression a été inversée puisqu’on parle désormais d’animaux de compagnie devenus des ersatz d’enfants (petto no kodomo ka).
Pour ce qui est de la participation des femmes au marché du travail, au lieu de faire avancer les choses, des femmes comme l’écrivaine Sono Ayako (84 ans) ont relancé la polémique en prononçant des phrases qui bouleversent l’acquis. En disant, shussan shitara o-yamenasai ! (arrêtez de travailler quand vous mettez des enfants au monde !) 32, elle justifie son propos en avançant que ce n’est pas tant que l’enfant a besoin de sa mère à temps complet, que parce que celle-ci dérange ses collègues en profitant d’un système qui désavantage les autres. On ne saura d’ailleurs jamais vraiment si celles qui arrêtent de travailler à l’occasion d’une naissance le font parce qu’elles se sentent acculées à le faire ou pour éviter d’être victimes de « mata hara » en dérangeant leurs collègues. Peut-être est-ce tout simplement parce qu’elles ont fait le tour d’un système dont elles n’espèrent plus grand chose en retour.
En dépit des belles promesses du Premier ministre Abe, le Japon (qui a encore perdu quatre places 33 depuis l’année dernière), occupe la 105e place sur 136 pays pour ce qui est de l’égalité entre les sexes 34.
Reste à savoir si les mentalités évolueront et si les objectifs du « Womenomics » pourront être atteints. Lucides, beaucoup de femmes pensent que ces mesures sont davantage mues par le désir de pallier le manque de main-d’œuvre que par un réel désir de promouvoir l’égalité entre les sexes.
Sources :
Hunter J. (ed.) (1995), Japanese Women Working, London, Routledge.
Huen Y.W.P. (2007), « Policy Response to Declining Birth Rate in Japan: Formation of a “Gender-Equal” Society », East Asia, n° 24, p. 365-379.
Jolivet M. (1986), « Les surprises des crèches japonaises », Le Monde de l’Éducation, n° 132.
Jolivet M. (1987), « Conjuguer travail et maternité au Japon », Projet, n° 206, juillet-août.
Jolivet M. (1988), « Perspectives sociales de l’emploi au féminin », France Japon Éco, n° 35, juillet.
Jolivet M. (1992), « Un boss, un mari, des gosses... Et les femmes dans tout ça ? », France Japon Éco, n° 51, été, p. 15-19.
Jolivet M. (1993), Un pays en mal d’enfants, Crise de la maternité au Japon, Paris, La
Découverte.
Jolivet M. (2004), « Derrière les représentations de l’infanticide ou mabiki ema », Ebisu, n° 33, Automne-Hiver 2004, p. 99-130.
Jolivet M. (2005), « Féminisme, travail et mariage », in Sabouret J.-F. (dir.), La dynamique du Japon, Paris, Saint-Simon.
Jolivet M. (2010), Japon, la crise des modèles, Arles, Picquier.
Kadokura T. (2009), Sekkusu kakusa shakai Tokyo, Takarajimasha.
Kuroda S. (2013), Nihonjin no hataraki kata to rôdô jikan ni kan suru genjô, Université de Waseda.
Lo J. (1990), Office Ladies Factory Women, Life and Work at a Japanese Company, New York, ME Sharpe.
Matsuda S. (2013), Shôshikaron, Tokyo, Keisô Shobô.
Mc Call Rosenbluth F. (ed.) (2007), The Political Economy of Japan’s Low Fertility,
Stanford, Stanford University Press.
Mikanagi Y. (2011), « The Japanese Conception of Citizenship », in Gaunder A. (ed.), The Routledge Handbook of Japanese Politics, p. 130-139.
McVeigh B.J. (1997), Life in a Japanese Women’s College, Learning to be Ladylike,
London, Nissan Institute/Routledge.
Roberts G. (1994), Staying on the Line, Blue-Collar Women in Contemporary Japan,
Honolulu, University of Hawaii Press.
Saitô S. (1982), « Tsumatachi no shishûki », Kyôdô Tsûshinsha.
Saitô S. (1991), « Hôshoku kyûmin », Kyôdô Tsûshinsha.
Tachibanaki T. (2008), Jojo kakusa, Tokyo, Tôyô Keizai Shinpôsha ; [éd. anglaise 2010, The New Paradox for Japanese Women: Greater Choice. Greater Inequality, Tokyo, International House of Japan].
Tanaka K. (1988), Hataraku josei no kosodateron, Tokyo, Shinchôsha.
Working Women Kenkyûsho Sôgôshoku kenkyûkai (groupe d’étude sur le sôgô shoku) (dir.) (1993), Konna hazu ja nakatta!, JPC.
Yukiko T. (1995), Contemporary Portraits of Japanese Women, Westport, London,
Praeger.
* Enseignante-chercheure à l’Université Sophia à Tokyo.
1. Hataraku josei no kosodateron, Shinchôsha, 1988.
2. Ou kôdô keizai seichô.
3. Qu’on pourrait traduire par « femme au foyer de profession ».
4. 30,9 ans en 2013 pour les hommes, 27 ans en 1975 (statistiques sur les mouvements de la population).
5. Voir Mc Veigh (1997:146-171), chapitre 7, « Becoming an “office lady” ».
6. Qui étaient de l’ordre de 33,1 % en 1970 et ne représentent plus aujourd’hui que 5,3 % de l’ensemble des mariages.
7. Jusqu’à 380 000 yens (2 840 euros).
8. Cette forme d’emploi renvoie aux contrats temporaires et saisonniers ainsi qu’au travail intérimaire.
9. Ou Equal Employment Opportunity Law (EEOL) ou kintôhô.
10. Mise en application en 1986 et révisée deux fois depuis.
11. Cas de 12,5 % des femmes en 1986, chiffre passé à 47,4 % en 2015 (les chiffres pour les hommes pour la même période sont respectivement 34,2 % et 55,4 %) (ministère de l’Éducation nationale).
12. Question qui relève plutôt du seku hara (abréviation de sexual harassment), soit du harcèlement sexuel.
13. 1,06 à Tokyo en 2011 (ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale, sur les mouvements de la population (Jinkô dôtai tôkei), 2014).
14. D’après une étude sur la modification de l’activité professionnelle des femmes après avoir mis un premier enfant au monde, National Institute of Population and Social Security Research, 2010 (chiffres pour 2005-2009). 5,2 % des situations ne sont pas identifiées, ce qui explique que le total n'atteigne pas 100 %.
15. Voir Chichioya no kaji, ikuji kanren jikan (Heures, consacrées par les pères aux travaux ménagers et à leurs enfants), 17 juin 2010.
16. Shû atari jikan no nichibei hikaku, étude comparée du nombre d’heures de travail hebdomadaire des hommes et des femmes employés à plein temps au Japon et aux États-Unis en 2006.
17. Nihonjin no hataraki kata to rôdô jikan ni kansuru genjô (État actuel des conditions de travail et horaires des Japonais), 31 octobre 2013.
18. D’après Nihonjin no hataraki kata to rôdô jikan ni kansuru genjô, op. cit.
19. La Corée fait encore mieux avec 2 193 heures/an.
20. 3,8 % entre 11 et 12 heures, 2,4 % entre 12 et 13 heures, 0,6 % entre 13 et 14 heures, 0,2 % entre 14 et 15 heures, 0,2 % plus de 16 heures.
21. D’après les témoignages d’employés qui travaillent généralement de 9 heures 15 à 21 heures. Suit le ménage du salon et les cours de coiffure que les plus avancés sont tenus de donner aux apprentis, ce qui oblige souvent les employés à sauter dans le dernier train pour rentrer chez eux.
22. « Sans la vieille », voir supra.
23. « Avec la vieille ».
24. 95,7 % des crèches sont ouvertes entre 7 et 8 heures et la plupart (64,3 %) ferment entre 18 heures et 19 heures (15,4 % ferment entre 17 et 18 heures et 19,3 % après 19 heures). Les crèches, qui dépendent du ministère de la Santé, fonctionnent pour les enfants de 0 à 6 ans parallèlement aux écoles maternelles, qui dépendent du ministère de l’Éducation nationale et sont ouvertes aux enfants de 3 à 6 ans jusqu’à 14 heures (parfois 16 heures). Ces dernières ne permettent donc pas aux mères de travailler.
25. Horaires et type de travail permettant de concilier obligations familiales et activité professionnelle.
26. D’après un sondage d’opinion effectué par le cabinet du Premier ministre en 2013 sur les conditions requises pour pouvoir mettre un enfant au monde à l’avenir.
27. Le prix d’un enfant est évalué à 30millions de yen (224 193,30 euros), depuis la naissance jusqu’à la fin de ses études. Le minimum requis est calculé ainsi : 600 000 yens (4 496 euros) pour l’accouchement, 500 000 yens (3 746 euros) pour deux ans d’école maternelle (plus pour la crèche qui fonctionne jusqu’à l’entrée au CP, le tarif étant fonction des revenus des parents), 2 millions de yens (14 987 euros) pour six années d’école primaire dans le public (8,24 millions de yens, soit 61 748 euros dans le privé), 1,42 million de yens (10 641 euros) pour trois années de collège dans le public (3,81 millions de yens, soit 28 551 euros dans le privé), 2,16 millions
de yens (16 186 euros) pour trois ans de lycée dans le public (3,23 millions de yens, soit 24 204 euros dans le privé) et 4,29 millions de yens, soit 32 148 euros (en moyenne) pour quatre ans d’université avec de grandes variations selon que l’université est privée ou publique et surtout selon les études effectuées, les études de médecine ou dentaire tournant autour de 20 millions de yens (environ 150 000 euros) pour six ans. Ces chiffres ne comprennent pas les frais d’alimentation ni de logement (pendant les études), ni les frais supplémentaires investis dans les écoles parallèles privées pour préparer les concours d’entrée à l’université, ni les cours de piano, de piscine, de judo, de danse, etc.
28. 70 % des femmes auraient divorcé pour cause de violence domestique.
29. Titre de deux livres de Arai Naoyuki, TO Books, 2014 et 2015.
30. Seuls 15,8 % des hommes célibataires et 11,6 % des femmes célibataires affichaient un non-désir d’enfants en 2013 (d’après une enquête sur les conditions réelles des jeunes effectuée par le ministère de l’Emploi et de la Protection sociale).
31. Voir, Animal mon amour, Paris, Autrement, 1984.
32. En août 2013.
33. L'Islande et les pays scandinaves étant les mieux placés, la Corée (111e place) devançant le Japon.
34. D'après le 2013 Global Gender Gap Report.